Le 1er juillet 2021, nous nous entretenions par visioconférence avec Aline Tenu, la responsable actuelle du chantier de Kunara au Kurdistan irakien. Dans cette interview, elle nous raconte l’expérience extraordinaire d’une quasi-décennie de fouilles dans cette région encore très mal connue des archéologues.
Des fouilles archéologiques au Kurdistan
Entretien avec Aline Tenu
Aline Tenu, chargée de recherche CNRS au laboratoire ArScAn (Université Paris I et Université Paris-Nanterre, Université Paris 8 et ministère de la Culture) dirige depuis 2015 le chantier de Kunara au Kurdistan irakien, prenant la suite de Christine Kepinski à la tête de la mission archéologique du Peramagron. Elle répond aux questions d’ArkéoTopia sur la mission et sur l’archéologie dans cette région.
Avant de parler de la mission du Peramagron, pouvez-vous nous donner quelques repères sur le contexte de la recherche archéologique en Irak?
Jusqu’aux années 80, l’état irakien soutenait activement les recherches archéologiques dans le pays, mais à partir de la guerre Iran-Irak, le pays a sombré dans une situation politique difficile et l’archéologie s’est totalement arrêtée dans la région pour les missions étrangères. À partir de l’embargo américain, le monde scientifique irakien a eu moins de contacts avec le reste de la communauté. Les opérations de fouilles ont repris assez doucement il y a une dizaine d’années seulement.
Un chantier comme Kunara semble complexe à mettre sur pied, comment se lance-t-on dans une mission comme celle-ci ?
En 2010, les autorités du Kurdistan voulaient relancer l’archéologie dans la région. C’est dans cette idée qu’elles ont contacté plusieurs archéologues dont Christine Kepinski. Comme j’avais déjà participé à la mission de fouilles qu’elle avait montée en 2002 en Irak dans le Sinjar, elle m’a proposé de me lancer dans cette fouille avec elle. Nous sommes donc allées toutes les deux en Irak en 2010 pour voir ce qu’il était possible d’y faire. Nous partions alors vers l’inconnu. À Erbil, nous avons rencontré le directeur des antiquités de Souleimaniye, Kamal Rachid, qui nous a invitées à venir le rencontrer à Souleimaniye. En allant sur place, nous nous sommes rendu compte que les conditions étaient très bonnes pour un projet archéologique, logistiquement et matériellement. Nous avons commencé par faire un repérage général des sites. Sur cette base, nous avons choisi Kunara.
Kunara a aussi de nombreux atouts pour l’organisation : le lieu n’est pas isolé, très proche de Souleimaniye et de son aéroport international. Côté sécurité, un poste de Peshmergas se trouve tout proche du site. Et bien sûr, le potentiel scientifique de la région est exceptionnel : on est au pied des monts du Zagros, dans une région très différente de la plaine mésopotamienne et quasiment inexplorée sur le plan archéologique. Il y a donc tout à faire !
Concernant le financement de la mission, comment cela se passe-t-il ?
En archéologie, le financement des missions est particulier car il se fait via le ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères (1). On se rend d’abord sur le terrain et on rencontre les autorités locales pour monter le projet scientifique, puis on soumet le projet au ministère et en particulier à la Commission consultative des recherches archéologiques à l’étranger.
Si le ministère décide de financer le projet, le ou la chef de mission dispose d’une grande liberté pour le recrutement et l’organisation. La principale contrainte est, bien sûr, le budget. Hors salaire, on dispose de 20 000 €/an du ministère pour tout financer : billets d’avion, assurances, hébergement, matériel, partenaires locaux, etc. Le point positif est que les budgets en France sont accordés pour des périodes de quatre ans. Comparé aux autres nations européennes ou aux États-Unis, les équipes françaises sont connues pour cela : pas riches mais présentes pour longtemps. D’ailleurs, depuis 2012, le chantier de Kunara a eu lieu tous les ans, excepté en 2014 en raison du conflit dans la région et en 2020 avec la crise du Covid. Le budget du ministère est complété par plusieurs partenariats : mon équipe CNRS, la société Éveha International, le Fonds Khéops pour l’archéologie, la fondation Gerda Henkel, pour ne citer que les principaux.
Comment la population de la région perçoit-elle la mission ?
Les ouvriers locaux du chantier y sont très attachés, au point qu’ils veillent à la protection du site en dehors des périodes de fouilles. Il n’y a d’ailleurs jamais eu la moindre dégradation à Kunara. Le fait que l’équipe revienne régulièrement d’une année sur l’autre permet de créer un lien humain solide, et c’est très important pour la qualité de la fouille, car les ouvriers développent un savoir-faire d’une très grande valeur pour le travail.
Bien sûr, il faut être attentif à respecter les usages des populations locales. On doit veiller à ce que l’équipe ne choque pas par son comportement, par exemple pour la question de la consommation d’alcool. Ou de manière plus inattendue, il n’était pas concevable pour les Kurdes que des hommes et des femmes qui ne sont pas de la même famille vivent sous le même toit, ce qui est souvent nécessaire sur un chantier de fouille. Là, il a fallu qu’ils s’y habituent. En revanche, les femmes jouent un rôle important dans la société kurde et le fait qu’une femme dirige le chantier ne pose absolument aucun problème.
Comment le travail sur et hors du chantier se déroule-t-il concrètement ?
Le chantier ressemble à une PME. Il y a bien sûr l’aspect scientifique, l’aspect matériel de l’organisation logistique, mais aussi les aspects humains, notamment les impératifs et les rythmes des différents collaborateurs : enseignements, implications sur d’autres projets, thèses à finir et autres contraintes. Chacun a les siennes. Toutefois, j’ai beaucoup de chance. À Kunara, je suis très bien entourée tant sur le plan scientifique que sur le plan logistique et matériel.
À Kunara, les fouilles se font sur des périodes d’environ 6 à 8 semaines. Généralement, elles se déroulent entre septembre et octobre pour éviter les fortes pluies de la fin de l’année dans le Zagros. Tous les vestiges archéologiques doivent rester sur place. C’est la règle en Irak afin que le patrimoine culturel reste bien dans le pays. Si bien que pendant la période de fouilles, on essaie de collecter le maximum de données. C’est un casse-tête entre le peu de recul qu’on a alors, la fatigue des fouilles et simplement le fait que l’on ne sait pas ce qu’on va découvrir. Par exemple, on n’imaginait pas du tout qu’on allait trouver des tablettes inscrites sur le site. On peut aussi être confronté au problème inverse : l’excès de données collectées pour lesquelles le temps ou les ressources manquent pour en faire l’analyse.
En dehors du chantier, outre les rapports et la recherche de budget, c’est le moment où l’on cherche à donner du sens aux données collectées. Par exemple, il y a actuellement un gros travail pour chercher à avoir une image globale du bâtiment monumental situé dans le chantier B du site sur lequel on travaille depuis le début des fouilles.
Et d’un point de vue personnel, comment imaginez-vous la suite du chantier ?
Cela fait neuf ans que le chantier a commencé. On pourrait se dire qu’il est temps de changer. Cependant, il faut bien comprendre que le temps de la fouille est un temps très long et que c’est maintenant que tout commence.
Passer de la Syrie au Kurdistan est un changement important. Si, pour la Syrie, le nombre de fouilles nous permettait d’avoir une image assez précise et nuancée des sites et des régions que nous explorions, il n’en va pas de même au Kurdistan. Ici, il y a de grandes inconnues. L’impression d’avoir tout à découvrir est très exaltant. Les questions défilent : Quelle est la place des pouvoirs locaux à Kunara face aux grands États de Mésopotamie ? Pourquoi la brique crue que l’on trouve partout en Mésopotamie est-elle absente ici ? L’archéologie de cette région n’en est qu’à son tout début.
Sources
- Visitez le site de la mission archéologique du Peramagron pour accéder aux rapports de campagnes et plus.
- Voir la fiche d’information d’Aline Tenu sur le site du laboratoire.
- Vincent Charpentier, « Archéologie du Kurdistan irakien », France Culture – Carbone 14, le magazine de l’archéologie, 31 mars 2019.
- Lionel Tabourier, « Le site de Kunara révèle les vestiges d’une cité millénaire au pied des Monts Zagros », 30 novembre 2021, [En ligne] https://www.arkeotopia.org/fr/ressources/billets-archeo/544-les-mysteres-de-kunara.html
1. Les opérations archéologiques en France sont le plus souvent financées soit par le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche comme c’est le cas pour d’autres disciplines soit par le ministère de la Culture, ce qui n’est pas le cas des opérations archéologiques françaises à l’étranger.
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